Stress des dirigeants

Le stress des Dirigeants, un article IHOS

Le stress des Directeurs(trices)

Des professionnels à l’épreuve de l’inaptitude organisationnelle et du goût du challenge

Le stress au travail est malheureusement devenu une notion presque banalisée, qu’il faut accompagner et réduire, inscrite en bonne place au tableau des Risques Psycho-Sociaux et de leur prévention, et appréhendée essentiellement du point de vue des équipes. La question du stress des dirigeants, elle, se pose beaucoup moins. Pour autant, nous avons pu constater, et la plupart du temps au cours d’échanges informels, ce qui n’est pas dénué de sens, que si le mot n’était quasiment jamais prononcé, ses symptômes eux étaient très clairement observables. Le stress des dirigeants serait donc chose tacite, ce qui en soi constitue problématique à part entière. Qu’existe-t-il entre représentations et réalité, chose ressentie, subie, et chose énoncée, et qui interviendrait, s’imposerait, comme garantie d’une image préservée dans cette espace public professionnel, que l’on pourrait résumer ainsi : un Directeur ne faiblit pas. Du moins, ne l’exprime t-il pas en ces termes. Quels sont aujourd’hui les ressorts qui interviennent dans l’augmentation de ce stress, de cette fatigue, cette lassitude, énoncées, elles, comme directement imputables aux multiples contraintes qui traversent les établissements et le secteur au sens large, et quels sont les leviers potentiels pour les réduire ?

Les dirigeants à l’épreuve de la postmodernité

Depuis 16 ans, l’ensemble des réformes qui ont traversé le secteur a permis une avancée dans les logiques de travail et leur structuration. Mais comme le précise Jean-Michel Abry dans son article du N°91 de la revue Connexions – Management et contrôle social[1] : Les responsables se trouvent face à un environnement réglementaire qui ne les aide pas. En effet, ils sont bien souvent submergés par une avalanche de textes très technocratiques qui se veulent exhaustifs (sans jamais vraiment y parvenir), textes parfois inapplicables, incompréhensibles, complexes, qui se modifient sans cesse et génèrent ainsi une instabilité dont la finalité n’est pas toujours le progrès de l’ensemble du système. La transformation du paysage institutionnel, l’arrivée des ARS et de leurs injonctions, l’appareil normatif imposant des mises en conformité régulières et très procédurales, exercent leurs contraintes sur le quotidien des Directeurs(trices) qui ont nécessairement dû intégrer à leurs agendas et à leurs modes de management ces vecteurs de conformité et de performances.

Imaginer que cette intégration puisse se faire sans conséquence sur leur charge mentale serait un leurre.

De la même manière, les organes gestionnaires se sont nécessairement prémunis du passage dans la postmodernité organisationnelle. Mais de quoi s’agit-il exactement ? Pour les postmodernistes, le monde est fondamentalement en devenir, changeant, fragmenté et disparate, rendant toute appréhension en terme d’éléments impossible. Le monde se construit dans l’interaction et l’interdépendance, au travers de micro-comportements et de pratiques qui se définissent mutuellement. Dans cette perspective, c’est la stabilité qui est un épiphénomène d’un monde fondamentalement indéterminé[2]. L’organisation ne serait plus une entité disposant d’une identité propre et faite d’éléments que l’on pourrait étudier indépendamment les uns des autres, l’expression accidentelle d’une multiplicité de micro-pratiques en intersection. Comme le soulignent F. Allard-Poesi et V. Perret[3], K. Weick[4]  avait déjà mobilisé cette notion pour définir l’organisation comme un ensemble de microprocessus et de pratiques inter-reliées. Il n’envisage cependant qu’une mise en relation de type causal (moyen-fin) de ces processus et pratiques alors que les postmodernes rejettent cette vision instrumentale. Pour sursoir à la conformité, et se prévenir des risques d’hétérogénéité organisationnelle, certaines Directions générales n’ont pas pu résister à la tentation de repasser à un mode centralisé des décisions, si ambitieuses ou anodines soient-elles, et souvent dans un objectif d’optimisation des procédures. Les Directeurs(trices) se sont donc vu allégés de certaines de leurs responsabilités, ce qui simultanément les a privé d’un mode de pilotage global et intégré de leurs établissements.

Nous avons notamment pu remarquer ce phénomène lorsqu’il s’agit de recrutement, sujet pour lequel bon nombre de Directeurs(trices) ne sont pas correctement formés, mais aussi pour lesquels ils ne sont plus véritablement décisionnaires. Pourtant, qui mieux qu’eux sont les meilleurs évaluateurs des besoins de l’établissement, tant en terme de compétences qu’au niveau d’un profil, d’une personnalité à trouver, qui saura s’agencer au mieux au sein des ressources humaines déjà en place ?

La vision des organisations s’est déplacée, et si dans l’extériorité, et sous certains aspects, on pourrait imaginer une simplification du métier des Directeurs(trices), l’effet produit a finalement été tout autre.

 Conceptions organisationnelles et compétences des dirigeants

Nous pouvons appréhender trois sortes de conception organisationnelle des relations humaines. Tout d’abord une appréhension mécaniste des établissements, incarnant les buts que les acteurs sont censés partager, établis par un top management, et valorisée par l’atteinte de ces buts. On retrouvera ici une vision sous-tendue par les fameuses valeurs associatives, qui ont donné sens aux établissements par la force de conviction et de militantisme portée par leurs dirigeants. Ces derniers faisant généralement partie des leaders charismatiques qui incarnaient à eux seuls un établissement et plus largement, une « cause ». La seconde approche, l’approche organiciste (H. Spencer, A. Espinas, R. Worms) se fonde sur la pensée du corps social de l’organisation à l’image du corps biologique. Cette vision repose en quelque sorte sur le mythe de l’unité, chacun étant pièce d’un tout dont chacune des parties répond de fait à une fonction nécessaire à l’ensemble. C’est un peu ce qui a encouragé le non moins fameux « management participatif », ou tout du moins, son intention. Enfin, et en opposition à la précédente vision : l’organisation comme territoire de luttes d’intérêts au sein duquel les enjeux de pouvoir et d’influence ne peuvent être en constante convergence (M. Crozier) et nécessitent une  distribution hiérarchique des fonctions régulatrices. Cette dernière approche est celle la plus communément répandue lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre un examen analytique des ESSMS.

Partant de ce dernier postulat, il serait naïf d’imaginer que le quotidien des Directeurs(trices) serait un fleuve tranquille (bien qu’il soit assez long !).

« Les composantes d’une organisation complexe sont des variables de nature très diverses : elles sont réciproquement irréductibles, interagissent sans cesse et produisent un ordre dynamique donnant lieu à des fluctuations et à des restructurations »[5].

Dans cette optique, exercer un métier de Dirigeant aujourd’hui, ne peut se concevoir sans y intégrer un accroissement des responsabilités, un redoublement de l’attention portée à tous les endroits de l’organisation, une volonté de maîtrise de l’appareil administrativo-règlementaire, de maintien de qualité de l’accompagnement des usagers cohérente avec leurs spécificités et leur évolution, une adaptation à la bureaucratisation des fonctionnements institutionnels, une Gestion des Ressources Humaines attentive et à fort enjeu, un pilotage financier stratégique,…et s’il reste du temps, un peu d’innovation !

Selon l’enquête[6] menée par S. Roussillon et J. Duval-Hamel, sur les savoir-faire des dirigeants, ceux-ci se caractérisent par la permanence d’une attitude positive, c’est-à-dire l’aptitude à réagir positivement devant les difficultés et de les considérer comme des challenges. L’enquête souligne que les dirigeants adoptent très généralement une posture « d’auteur de son destin et de son action », en gardant un sentiment de contrôle des situations et des actions. Ils font preuve d’une capacité de distanciation et de centrage leur permettant la nécessaire prise de recul à leur fonction, notamment par le biais des loisirs. Le contrôle, plus ou moins conscient, de l’image externe demeure prégnant. Il s’agit de faire « bonne figure » et paraître confiant, rester en contact avec ses émotions et ses modes de pensée pour agir de manière efficace. L’investissement et l’engagement au travail sont donc essentiellement centrés sur l’action, ce qui leur permet – utopiquement – de  gérer et maîtriser ces dites émotions. Ainsi, ils mettent en place une gestion organisationnelle ciblée de manière à se protéger des diverses déstabilisations auxquelles l’organisation est assujettie, en usant de systèmes filtrants. Par le traditionnel jeu de répartition des urgences et des priorités, ils répartissent leurs efforts par effet de focalisation, le tout augmenté par les bénéfices d’un réseau professionnel étendu.

 Leadership, performance et optimisme : une idéologie dominante

Dans sa conception traditionnelle, le leadership suppose d’adhérer à un modèle dynamique, incarnant solidité et confiance, de manière à pouvoir guider et inspirer positivement ses collaborateurs. Dans beaucoup de formations managériales, on retrouve d’ailleurs l’ambition de développer les compétences ou habiletés suivantes : influence personnelle (capacité de faire bonne impression et d’inspirer confiance) ; tolérance face au stress (capacité à se dépasser en situation de stress), tolérance face à l’incertitude (capacité de se dépasser dans des situations peu claires) ; développement des « soft skills » (compétences sociales et relationnelles) qui comprennent : d’être crédible et inspirant, conscient de soi et de l’image que l’on projette au quotidien, avoir une bonne estime de soi, maîtriser ses émotions, projeter une dynamique et une image positive ; etc. Le dirigeant se doit donc d’être un être humain éternellement en forme et capable de tout affronter – avec le sourire s’il vous plaît. Il occupe une place particulièrement estimée voire enviée, et symbolise la réussite. Il est une femme, un homme, aux qualités sensiblement supérieures à celles de ses collaborateurs, et qui lui ont permis de se hisser à ce fauteuil, ce qui nécessite ensuite chez lui – chez elle – d’en être constamment digne, prêt à relever tous les défis.

L’espace médiatique rapporte d’ailleurs souvent ces success stories, valorisant des dirigeants se mettant en scène dans des rôles très schumpétériens d’acteurs affichant réussite et conviction, innovation et engagement, croyance et optimisme. A présenter ainsi les dirigeants, quels qu’ils soient, et quel que soit leur secteur d’activité, on peut imaginer ce que pourrait signifier le moindre aveu de faiblesse, à la fois dans l’espace public et à la fois dans leur propre existence. A l’exigence sociale des qualités inhérentes à tout dirigeant, se greffe donc une espèce d’auto-conviction que « celui qui dirige ne faiblit pas ». Il mène le navire, doit prendre les bonnes décisions, doit veiller à la conformité règlementaire de son établissement, garantir santé organisationnelle et financière, sécurité et bon climat social. Le métier de Directeur(trice) est donc perçu, et vécu, comme un métier de conviction, à forte valeur ajoutée faite de reconnaissance, voire d’admiration. Les difficultés apparaissent comme des challenges à relever, encourageant un sentiment de contrôle personnel et d’obstacles enjambés dans une attitude résolument proactive. C’est à lui que revient l’élan de la motivation, la capacité à fédérer autour d’objectifs communs au sein de cette communauté d’appartenance terreau de la culture d’entreprise (d’établissement), et de laquelle émane les valeurs cohésives à travers lesquelles chacun/chacune, se reconnaît et se nourrit. L’idéologie managériale, portée et attendue, repose sur un positivisme à toute épreuve. Comme le souligne le sociologue Vincent de Gaulejac[7], « l’optimisation règne en maître. « Soyez positifs ! » est une injonction permanente. Il convient de pratiquer l’«approche solution », c’est-à-dire de n’évoquer un problème qu’à partir du moment où l’on peut le résoudre. On entend souvent des responsables déclarer à leurs subordonnés : « Ici, il n’y a pas de problèmes, il n’y a que des solutions ! » La pensée est considérée comme inutile si elle ne permet pas de contribuer à l’efficience du système ».

Ainsi, et de manière très inconsciente, cette dynamique constante permet aux Directeurs(trices) de se centrer davantage sur l’activité que sur la prise de conscience des représentations inconscientes associées au vécu du stress, qui devient subordonné à l’action. Le stress est devenu un état associé à un manque de professionnalisme, d’endurance, puisque justement, et jusque dans les formations initiales puis continues, un manager ne doit pas être sujet au stress, et si tel était le cas, il doit absolument le dominer et ne pas le communiquer. L’émergence de cette conception optimiste du risque sous l’angle du « risque positif », est facilement transposable à ce que l’on désigne par « stress positif ». Nous y reviendrons.

Stress et santé des dirigeants : entre déni et symptômes

Selon l’Agence Européenne pour la Sécurité et la Santé au Travail (AESST)[8], le stress est considéré comme un des risques émergeants les plus préoccupants pour nos organisations. Ainsi, le stress toucherait 28 % des salariés européens (Occupational Safety and Health Administration, Enquête européenne sur les conditions de travail de La Fondation Européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, Dublin, 2000). En France, 23,2 % des salariés français seraient en situation de travail dite de «job-strain», c’est à dire pouvant impliquer des troubles de santé avérés (Guignon et al., 2008).

L’état de stress est défini comme survenant «lorsqu’un déséquilibre est perçu entre ce qui est exigé de la personne et les ressources dont elle dispose pour répondre à ces exigences» (définition de l’Agence Européenne pour la Sécurité et la Santé au Travail, définition reprise dans l’Accord National Interprofessionnel français sur le stress au travail du 2 juillet 2008). Cet état de stress, lorsqu’il est chronique, peut provoquer divers troubles affectant la santé des salariés, les manifestations les plus graves étant la dépression, les troubles cardio-vasculaires ou encore l’épuisement professionnel ou le burn-out[9].

A l’occasion d’une table-ronde sur les directeurs victimes de risques psychosociaux (RPS) organisée par la GMF avec la FHF 23 janvier2014 à Levallois-Perret, l’Association des Directeurs d’Hôpital (ADH) et l’Association pour le Développement des Ressources Humaines des Etablissements Sanitaires et Sociaux (Adrhess), les acteurs en présence se sont intéressés aux Risques Psychosociaux auxquels les dirigeants d’ESSMS étaient exposés. La solitude paraît la plus criante chez les Directeurs d’établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux, pour lesquels « le risque est majoré par l’isolement » des Ehpad et autres hôpitaux locaux, note pour sa part Danielle Toupillier, Directrice générale du Centre National de Gestion.

TTI Success Insights a résumé en une infographie l’étude d’OpinionWay pour l’assureur MMA menée en 2015, réalisée auprès d’un échantillon de 1 352 dirigeants d’entreprises, représentatif des entreprises françaises de moins de 50 salariés : 58% des dirigeants interrogés trouvent leurs journées stressantes  55 % pensent que le stress est l’origine de la dégradation de leur santé.

Le stress au travail du chef d’entreprise se traduit par :

des baisses de moral (55%)

  • de l’anxiété (52%)
  • des troubles du sommeil (47%)
  • un sentiment d’isolement (29%)

Complétant cette étude, une enquête menée par L’Observatoire Amarok[10] a démontré que 94% d’entre eux témoignent de souffrir d’insomnie.

L’Enquete Opinion Way de 2017 souligne elle aussi que le stress apparaît comme un facteur important, accompagnant les journées de plus d’un dirigeant de la région Occitanie sur deux, avec un impact néfaste sur la santé de 77 % des chefs d’entreprise. 44 % des dirigeants déclarent ressentir le besoin d’être aidés pour gérer leur stress, et 56 % aimeraient être accompagnés par un coach.

Le recueil de ces données souligne donc une réalité : celle du stress des dirigeants, avéré symptomatiquement, mais qui pour autant serait l’objet d’un déni de leur part, ne parvenant pas à se résoudre à associer leur image et leur conscience de soi, à ce stress réservé, « aux autres ».

Isabelle Barth décrit bien dans l’ouvrage qu’elle a co-écrit avec Yann-Hervé Martin, l’exigence personnelle et sociale des dirigeants quant à leur réussite : « S’il y a une injonction non négociable dans le monde de l’entreprise, une croyance qui résiste aux décennies qui passent, aux crises, aux modes managériales, c’est bien la réussite. Qui pourrait, dans le monde de l’entreprise, envisager d’être un perdant, un Loser, ou tout simplement un médiocre ? Qui pourrait s’avouer sans projet ? Sans ambition ? Sans perspectives de développement ? A part quelques discours de posture, qui se veulent à contre-emploi, peu de voix s’élèvent pour s’affirmer dans le renoncement à la trajectoire ou de le refus de tout type de progression. (…) Si la réussite est un impensé du management, elle n’est pas sans difficulté dans la vraie vie des entreprises et sa quête produit son lot de stress, de désespérance, de mal-être, de malaises psychosociaux, de recours à des psychotropes (…) Le discours managérial officiel n’intègre tout simplement pas le projet de non-réussite, même s’il peut admettre, pour mieux les corriger, l’échec ou le ratage (…) La réussite vue par le management est toujours fondée sur la notion de performance, réussir implique d’être performant. Cette performance étant de plus en plus identifiée comme individuelle, chacun est maintenant perçu comme comptable et promoteur de sa propre performance, ce qui peut être épuisant »[11].

Ayant la chance de travailler avec des professionnels de tous secteurs, je puis affirmer que si le monde des ESSMS subit moins les contraintes économiques et les logiques de marché que celui de l’entreprise, les approches managériales sont aujourd’hui quasiment identiques, et la rigueur de l’écosystème duquel les établissements font partie est à bien des égards analogue. Preuve en est, l’examen des travaux de l’Agence Nationale d’Appui à la Performance qui a intégré depuis quelques années le secteur social et médico-social, et qui par le biais du tableau de bord de la performance, publiait récemment[12] :

En 2009, l’ANAP lance la construction du Tableau de bord de la performance dans le secteur médico-social (TDB) commun à 20 catégories d’établissements et services médico-sociaux (ESMS). Le TDB présente la particularité d’être un outil : 

  • de dialogue de gestion entre les structures, les ARS et les Conseils départementaux,
  • de pilotage interne pour les ESMS,
  • de benchmark entre ESMS de même catégorie,
  • de connaissance de l’offre territoriale pour les ARS et Conseils départementaux,

 A compter de 2015, le TDB entre en période de généralisation, sur une période de 3 ans. Pour la deuxième année de la généralisation, les 13 régions de métropole rejoignent le Tableau de bord de la performance dans le secteur médico-social.

 

La culture de la performance a donc bien été intégrée au secteur des ESSMS, fatalement portée par ses Directeurs(trices), et simultanément accompagnée par l’apparition des symptômes du stress, et de leur déni. L’adrénaline de l’action et la nécessaire atteinte des objectifs fixés par les acteurs institutionnels, associées à la quête d’une qualité de prestation pour les usagers, observable et mesurable, a conduit les dirigeants à ignorer les signaux d’alerte de leur propre état psychopathologique ou à une sous-estimation des limites atteintes par leur organisme, sacrifié sur l’autel de l’efficacité et de l’image. Aux attendus institutionnels, aux exigences financières, sociales, politiques, s’ajoute la plupart du temps cette passion des Directeurs(trices) pour leur métier, traduite par une focalisation sur le plaisir au travail et cette adrénaline de la réalisation de soi, les conduisant à une surconsommation énergétique qu’ils n’évaluent pas comme pouvant être à l’origine de l’apparition du stress, et n’en entendant pas les symptômes.

 

Cette conception « jupitérienne » de la fonction et des missions, les encourage ainsi à une sous-évaluation de leur état de fatigue (quand il ne s’agit que de fatigue) et à une surévaluation de leur capacité à résister. De plus, par un usage qui a envahi l’espace public et médiatique, aromatisé à toutes les sauces, de la plus pertinente à la plus farfelue, le mot « stress », tellement employé et entendu, a produit un effet de banalisation et d’attention secondaire à un mal et un risque pourtant bien réels.  

Le mythe du « stress positif »

Si les chiffres ont démontré que les dirigeants ne sont pas exempts de souffrir de stress, ils aménagent souvent ce mal de manière à ce qu’il s’intègre à leur rythme de vie et à leurs représentations de la performance. Ainsi, selon l’enquête Opinion Way[13] de 2017, 67 % des chefs d’entreprises répondent que leur santé n’aura pas eu d’impact négatif sur leur performance professionnelle. «  Faux ! s’insurge Olivier Torrès. Par exemple, il est avéré qu’un mauvais sommeil affecte la capacité de l’entrepreneur à saisir des opportunités. (…) Je veux tordre le cou à l’idée qu’il y aurait du stress positif, s’emporte le chercheur. En revanche, il y a le stress subi et le stress choisi. Et il est vrai que le stress challenge a un impact faible sur la santé car il génère de la satisfaction »[14].

 Que désigne-t-on derrière ce vocable de « stress positif » ?  

 Comme il existerait du « bon cholestérol » il existerait du « stress positif ». Les représentations qui permettent l’aménagement de cette pensée du « tout positif » nourrissent le mythe jusqu’à pouvoir convaincre de ce bien-fondé du « stress ». Or, il faudrait désigner autrement cette sensation d’adrénaline ou de tension interne qui encourage à la performance et au dépassement de soi, et cesser de la définir comme du « stress », puisqu’en jouant ce jeu de la polysémie aménagée, on amoindrit le mal pour se convaincre qu’il suppose du bien. C’est le chercheur Hans Selye[15], qui en 1974 dans son ouvrage Le Stress sans détresse, a différencié un stress négatif, porteur de tension (distress), d’un stress positif (eustress), vecteur de bien-être. A l’époque, Seyle travaillait sur les conséquences physiopathologiques d’un traumatisme naturel ou opératoire, qui n’ont rien en commun avec le « stress » qui peut émaner des conditions de travail.

Le stress est en quelque sorte une réaction naturelle. Comme le décrit Eric Albert[16] « Sans stress, nous perdons notre capacité d’adaptation au monde », il conditionne la « souplesse psychique, comportementale et émotionnelle », nous permettant de réagir face à une situation problématique. Il peut donc être appréhendé comme une énergie aussi vitale que naturelle ce qui suppose donc d’en connaître les origines et les impacts, afin d’en faire un allié efficace plutôt qu’un ennemi à combattre. Certes, cette approche du stress nous place dans une posture réconciliée, qui viendrait valider cette croyance du stress positif comme compagnon naturel de toute fonction dirigeante.

S’emparer de la notion et l’adapter à des modes de pensées qui donneraient toute légitimité à un rapport au travail (notamment), peut donc être rapide. Ce serait oublier que comme le soulignait Seyle, le fait que l’agent stressant soit plaisant (joie) ou non (désespoir) est sans importance, son effet dépend de l’« intensité de la demande » faite à la « capacité d’adaptation » du corps. Ainsi, on désigne un état de « détresse » lorsque le stress devient nuisible ou désagréable. Les tensions mentales, les frustrations et l’insécurité sont des stresseurs très nocifs. Lorsque l’agent stressant a disparu ou cessé d’agir, les effets du stress ne cessent pas aussitôt, ils peuvent se prolonger.

Plutôt que d’envisager le « stress positif », il serait sans doute plus opportun d’opérer une distinction entre stress aigu, qui mobilise nos ressources, et stress chronique, qui les épuise.

Le premier suppose de fournir une réponse rapide à une situation précise au moment présent. Une forme de réponse adaptative permettant la mobilisation d’une forte concentration ou d’une énergie particulière afin d’enjamber un obstacle précis. En ce sens, on peut qualifier cet état adaptatif de « positif ». Mais lorsque cet état perdure, et perd sa nature exceptionnelle, il devient fatalement « négatif » et peut être qualifié de stress chronique qui épuise nos défenses tant physiques que psychiques, et nous entraine dans un processus de détérioration pouvant aller jusqu’à la maladie ou la dépression.

En effet, les missions des Directeurs(trices) intègrent comme compétence de maintenir une forme d’anticipation permanente, qui finalement œuvre dans l’ancrage de ce sentiment fantasmatique de pouvoir tout contrôler. Cependant, lorsqu’immanquablement survient l’imprévu, ce dernier devient un puissant amplificateur de stress. « Il est donc essentiel d’être dans la réalité du présent, seul moyen de rester rationnels, d’évaluer les priorités, de faire des choix et d’accepter certains renoncements »[17] nous rappelle le psychiatre Patrick Légeron.

 Rénover le management et les modes de pilotage

Le constat des formes de structuration et de fonctionnement anxiogènes qui participent à l’apparition du stress des dirigeants, s’explique souvent à travers l’inaptitude des organisations à fournir les garanties d’une intégration favorable à la qualité de vie au travail à destination des Directeurs(trices) d’établissements. Le plus souvent, les méthodes de traitement des dysfonctionnements pathogènes s’adressent aux collaborateurs et aux équipes, portées par les politiques de prévention des risques psychosociaux, et pour lesquelles les structures investissent un budget formation remarquable.

Stéphan Pezé[18] faisant état de ses travaux de recherches, livre trois catégories d’explications de ce décalage entre ampleur du problème et mise en œuvre de démarches de gestion du stress efficaces. La première catégorie d’explications pointe les difficultés d’objectivation et de mesure propres aux questions de santé mentale au travail malgré l’obligation pour l’employeur de procéder à l’évaluation des risques professionnels de son organisation (Abord de Châtillon 2004 ; Gollac & Volkoff 2006). Le stress ne serait ainsi pas facilement visible. La seconde catégorie souligne la faiblesse des incitations et dispositions institutionnelles : défaut de mobilisation des organisations syndicales et des dirigeants politiques (Askenazy 2004), fragilité chronique des acteurs institutionnels comme la médecine du travail (Buzzi et al., 2006) et faibles incitations financières au développement des pratiques de prévention (Abord de Châtillon & Bachelard 2005). Il y aurait peu de contraintes ou d’incitations à l’action. Une troisième catégorie d’explications pointe des éléments d’ordre cognitif : déni des questions de santé au travail (Gollac 2006), mise à distance de ces problématiques notamment par peur d’être remis en question en tant que dirigeant ou manager (Picard 2006) ou par manque de formation et de connaissances adéquates (Dab 2008). Comme le souligne le Chercheur, cette dimension cognitive, actuellement peu étudiée, représente une piste de recherche intéressante pour comprendre le décalage relevé ci-dessus.

Pour poursuivre les investigations sur le sujet, il est possible d’agréger les éléments relatifs au déni ou aux connaissances des acteurs et à leurs représentations du stress et de ses impacts. « Pour le moment, force est de constater que peu d’entreprises sont prêtes à se lancer dans une intervention sur le stress. Une étude des représentations sociales des différentes parties (dirigeants, CHSCT, médecins, assistantes sociales, syndicalistes, politiques, chercheurs, …) sur le stress, serait sans doute une piste de recherche des plus intéressantes pour comprendre les forces favorables ou défavorables à cette pratique. » (2006)

Au cours de nos interventions, nous avons constaté au travers des demandes qui nous sont adressées que si les intentions de modifier les pratiques managériales et, par voie de conséquences, les modalités de pilotage des établissements existent réellement, cette volonté de rénovation n’arrivait que rarement à terme. Les initiatives managériales innovantes telles que le  Business process reengineering, la lean organization, le total quality management, ou encore l’Empowerment, font souvent l’objet d’un enthousiasme initial, mais s’écartent progressivement de leur but, voire finissent par s’enliser au profit d’un retour sur les formes originelles des structures managériales et des formes de distribution du pouvoir et de la décision. En réalité, les Dirigeants, malgré les efforts déployés pour rénover ou plus pragmatiquement, s’adapter aux contraintes de plus en plus nombreuses qui pèsent sur eux, n’arrivent pas à accompagner ce changement nécessaire, s’épargne les mutations qui supposent parfois la mise en place de justifications auprès de leurs Directions Générales, et pris sous le poids ininterrompu des difficultés du quotidien, ne mettent en place qu’une part morcelée du dispositif de changement prévu initialement.

Au sein de notre cabinet, nous avons vu également apparaître ces dernières années une demande croissante d’accompagnements individuels, généralement désignés sous le terme de « coaching » de la part des Directeurs(trices) du secteur. Ces missions que nous avions l’habitude de déployer pour le secteur privé, démontre à la fois d’une attitude plus décomplexée des dirigeants du secteur quant à l’accès à ce type d’intervention, mais témoigne également de formes de difficultés inhérentes à tout poste à responsabilité, et contre lesquelles les acteurs réagissent en se saisissant des outils qui ont été conçus précisément à cet effet.

Enfin, le moyen le plus efficace d’agir se trouve sans doute dans une approche des organisations acceptant l’importance de transformer et non d’améliorer. « Il faut abandonner les modèles formels de changement, qui visent à réduire la complexité de l’action organisée, et sortir des leurres du pouvoir hiérarchique »[19]. Pour se faire, c’est à la source que le nouveaux Directeur(trices) devraient avoir accès à un nouveau mode de pensée managériale, et dès leur formation initiale, être mieux préparés à l’ampleur de la tâche qui va leur incomber. Car imaginer avec optimisme l’assouplissement des contraintes institutionnelles et réglementaires pourrait être, à l’épreuve de la réalité, une trop importante source de stress.

Colette Doumenc ; Article paru dans « Les Cahiers de l’Actif »  n° 500/503 – Janvier 2018

 

Colette Doumenc

Bibliographie

 

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  • Selye H., Stress sans détresse, Éditions La Presse, 1974
  • Weick K., Cognitive processes in organizations, in Staw, B. M. (Ed), Research in Organizational Behavior, Vol. 1, Greenwich, JAI Press, 1995.

[1] Abry JM., Le social et le médico-social à l’épreuve de sa déshumanisation, in Connexions – Management en contrôle social N°91, 2009.

[2] Chia, R., From Modern to Postmodern Organizational Analysis, Organization Studies, 1995.

[3] Allard-Poesi F.et Perret V., Le postmodernisme nous propose t-il un projet de connaissance ?, Cahier de recherche DMSP Dauphine, n°263, 1998.

[4] Weick K., Cognitive processes in organizations, in Staw, B. M. (Ed), Research in Organizational Behavior, Vol. 1, Greenwich, JAI Press, 1995.

[5] Bournois F., Duval-Hamel J., Roussillon S.,  Scaringella JL., Comités exécutifs : Voyage au cœur de la dirigeance, Eyrolles Editions d’organisation, 2011.

[6] Roussillon S., Duval-Hamel J., Le stress des dirigeants, in Comités exécutifs : Voyage au cœur de la dirigeance, Eyrolles Editions d’organisation, Paris 2011

[7] Gaulejac V., Aubert N., Le coût de l’excellence, Le Seuil, 1991

[8] A.E.S.S.T, Prévisions des experts sur les risques psychosociaux émergents liés à la sécurité et à la santé au travail, FACTS, 2007.

[9] Chouanière, D., Léonard, M., Niveau, J., Motivation de dirigeants d’entreprises à entreprendre une démarche de prévention du stress, Recueil des résumés du colloque organisé par l’INRS à Nancy en 2007.

[10] L’Observatoire AMAROK est une association s’intéressant à la santé physique et mentale des dirigeants de PME, commerçants indépendants, professions libérales, artisans, etc. Il a été créé en 2009 par Olivier Torrès, Professeur des Universités (Montpellier) et spécialiste des petites et moyennes entreprises (PME).

[11] Barth I., Martin YH., La manager et le philosophe – Femmes et hommes dans l’entreprise : les nouveaux défis, Le Passeur, 2014.

[12] http://www.anap.fr/les-projets/diffuser-a-grande-echelle-la-culture-et-les-outils-de-la-performance/detail/actualites/le-tableau-de-bord-de-la-performance-dans-le-secteur-medico-social/

[13] Op. Cit.

[14] Interview Olivier Torres, La Tribune, mai 2017. Professeur à l’Université de Montpellier (LABEX Entreprendre) Fondateur d’Amarok, le premier observatoire de la santé des dirigeants de PME et des entrepreneurs. Professeur de management à l’Université de Montpellier 1 et à Montpellier Business School,  titulaire de la chaire santé des entrepreneurs (LABEX Entreprendre). Olivier Torrès est l’auteur de « La santé du dirigeant  » (De Boeck, 2012).

[15] Selye H., Stress sans détresse, Éditions La Presse, 1974.

[16] Psychiatre ; co-fondateur de l’IFAS, l’Institut Français d’Action contre le Stress ;  auteur de nombreux articles et ouvrages qui traitent du stress et du management.

[17] Légeron P., Le stress au travail, Odile Jacob, 2014.

[18] Pezé S., Les représentations du stress des dirigeants : quelles implications pour la gestion du stress au travail?,  Nouveaux comportements, nouvelle GRH ?, HAL, Nov 2010, Colloque de Saint Malo, 2010.

[19] Brunstein I., L’homme à l’échine pliée : réflexions sur le stress professionnel, Desclée de Brouwer, 1999.